page 192/193, une autobiographie
A 18 ans, j’ai déboulé dans les années 70 comme on tombe dans un escalier : enfant précoce abandonné à lui-même, j’avais poussé comme une mauvaise herbe, libre, sauvage et radicalement inadapté au pesant ordre social. Je me vivais comme un poète surréaliste, écoutais les Pink Floyd habillé de dentelles 18°, passais mon temps à écrire des poèmes, à réaliser des collages, bien protégé dans mon pensionnat privé. Après l’avoir mis à sac, je fus viré, interdit d’amis et d’école, et, pour clore, je rate le bac littéraire, avec 20 sur 20 en philo. Libéré, fâché avec ma famille, je devance l’appel du service militaire et me fais réformer par un psychiatre prudent à qui j’avais prétendu, que, lors des exercices, je tirerais de préférence sur les officiers. La dure réalité de la zone s’impose, j’entre en Révolution où je participe à créer le front de libération des jeunes (FLJ), différentes opérations subversives en France, comme le lancement du Larzac. À Rodez, je suis terrassier, pose des canalisations d’adduction d’eau en pleine campagne. Je fume des joints, écoute Hendrix, Morisson, Joplin, le Velvet, Fontaine. La rhétorique maoïste, radicalisée par une répression féroce, me lasse. Je suis un guerrier romantique égaré à la recherche d’un nouvel art de vivre, prêt à décrocher la lune. Quelque temps d’errance dans un camion, avec des manouches, la vie est facile, les gens accueillants, la route est belle, les communautés naissantes, mais, derrière le sourire, je suis insatisfait, désespéré, étranger à ma propre vie, les Babas m’ennuient, j’ai 21 ans. Je remonte à Paris pour toucher l’héritage de ma tante Elisabeth que je perds aussitôt dans les poches d’escrocs avisés. C’est une manie, déjà 2 ans plus tôt, au festival de l’île de Wight, j’avais oublié la pochette contenant toutes mes économies dans les WC. Peu à peu, les retrouvailles avec ma sœur, Dominique Fury. La même utopie, le même désespoir nous pousse à fonder une communauté d’artistes à Pontoise. Chacun y fait ce qui lui plait. J’y développe mon travail photographique, y installe un labo, joue du saxo électrique, écoute Bowie, T. Rex, étudie les constructivistes allemands, lit Burroughs, Goethe, Steiner, Heim, Wasson, Hoffman. Notre communauté est aussi la plaque tournante d’une expérimentation de redistribution sociale radicale qui tourne très mal. Nous partons vivre au vert, les Cévennes, la Drôme. J’y découvre l’altérité d’une nature sauvage, l’agriculture biologique, une vie archaïque où la nuit, il fait nuit, l’été chaud, l’hiver froid, le ciel étoilé, l’air bruissant de l’attaque de l’aigle sur le poulailler. Je tue le cochon et deviens végétarien. J’étudie les plantes médicinales, les pièges à grives, tanner les peaux, distiller la lavande, expérimente la greffe du houblon sur cannabis, les chauffe eau solaire, les cheminées avec insert, le béton végétal. Le rêve s’épuise, la fuite en avant n’est plus possible, il n’existe pas d’espace alternatif viable, le réel est un bol de porridge figé, la marge est plus contraignante que le centre, nous avions enfanté d’un monstre sans avenir. J’en meure, ma sœur envoie une ambulance, l’hôpital me sauve, je me coupe les cheveux et reprend mes Nikons. J’ai 24 ans.